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RITUEL(S) 

 

 

 

 

La définition du mot rituel, dont l'étymologie renvoie à la notion d'ordre, n'a jamais pu être vraiment fixée tant le sujet est universel et polysémique.

La science moderne a commencé  à s'intéresser aux rituels en observant les animaux, puis l'ethnologie l'a étudié pour comprendre le fonctionnement des sociétés primitives. La sociologie a expliqué sa fonction dans les sociétés dites modernes et la psychologie, quant à elle, l'a pensé comme un symptôme… bref, cette planche n'a pas la moindre de chance de faire le tour de ce sujet hautement maçonnique, mais juste d'en aborder quelques aspects.

 

 

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Comme les sages et les psychologues le professent, il y a beaucoup à apprendre des enfants.

Ceux qui ont côtoyé les petits enfants savent que le coucher est un passage délicat. Le plus souvent les parents accompagnent ce moment d'une histoire, d'une berceuse ou de divers rituels dits « d'endormissement ».

 

L'entrée dans la nuit, dans le monde du rêve nécessite l'abandon de l'état vigile, où nous maitrisons plus ou moins notre situation, pour nous glisser dans un tout autre état. Le moi abandonne ses défenses ordinaires pour que nous puissions plonger dans un univers inconnu, non maitrisable où les lois ne sont plus les mêmes. On comprend la crainte de l'enfant de perdre ses repères, de mourir au jour pour renaitre à un autre.

Le rôle des parents est alors de sécuriser ce passage par un rituel familial qui, le plus souvent, se répète de jour en jour jusqu'à la possibilité pour l'enfant d'être seul avec lui même.

 

Le grand Donald Winnicott pédopsychiatre s'est particulièrement intéressé à ces phases de transition, à leur fonction, à leur utilité. Il a ainsi théorisé les espaces, temps et objet dits transitionnels qui permettent le passage d'un état à un autre, illustrant ce qu'un vieil adage psychiatrique enseigne « la santé mentale c'est de pouvoir passer à autre chose ».

 

Car c'est un fait:  passer d'un fonctionnement psychique à un autre nécessite pour l'être humain un processus, pas si évident, de séparation et de réorganisation mentale.

Par exemple, passer de la sphère du travail à la sphère intime ne peut se faire instantanément et le temps de trajet sert le plus souvent de sas facilitateur. C'est le temps transitionnel nécessaire au changement du mode relationnel, à moins bien sûr de  considérer ses enfants et conjoint comme des collègues de travail et vice versa.

 

L'enfant qui s'endort nous renseigne donc  sur le long apprentissage d'un processus, celui de l'acceptation des pertes de repère et la perte de la volonté de maitrise, pour la confrontation à l'inconnu induite par le sommeil. Le rituel qui s'agence avec les parents vient là pour pacifier la transition, et permettre l'ouverture à ce qu'il faut bien nommer inconscient, dont le rêve, est la voie royale.

 

Pour les maçons que je suis, les rituels sont autant de voies de passage. Passage de l'ordinaire au maçonnique, du profane au sacré, de l'ombre à la lumière, d'un degré à un autre, d'une étape de la vie maçonnique à une autre. Et sans doute tous ces passages sont-ils l'écho des inévitables transformations de la vie d'un être humain, lui-même passager éphémère d'un vaisseau spatial voyageant pour l'éternité vers l'inconnaissable.

 

Le rituel est un passage.

 

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À bien y regarder, nous pouvons observer les multiples petits rituels qui jalonnent notre quotidien d'adulte : notre façon de nous endormir, de nous laver, de dire bonjour et  d'autres encore.

Notre univers personnel et intime est finalement très ritualisé et ces routines "immuables" sont un puissant facteur de réconfort que les vacances viennent rompre pour éviter la lassitude du même toujours recommencé.

Mais, la ritualisation peut devenir franchement pathologique, c'est particulièrement évident dans la névrose obsessionnelle largement analysée dans la littérature freudienne, ce sont les rituels de conjuration, de désinfection, de vérification et bien d'autres.

 

Je me souviens d'une dame qui le soir venu, contrôlait un nombre incalculable de fois si le robinet du gaz était bien fermé. Elle était parfaitement consciente de l'absurdité de son rituel de vérification, mais elle ne pouvez pas s'en empêcher sous peine d'angoisses paroxystiques. C’est ce qu'on appelle la compulsion de répétition, autrement dit la mise en scène absolument contrainte d’une pulsion cachée.

 

Faut dire qu'elle vivait dans une famille de fondamentalistes religieux névrosés jusqu'à l'os qui lui imposait une vie insupportable de soumission.


Si la dame était consciente de l'aspect déraisonnable de son rituel, le désir qui les sous-tendait était lui inconscient: à savoir celui de voir sa "fucking" famille exploser « façon puzzle » aux 4 coins du 93, pour enfin pouvoir respirer au grand air.

 

Son rituel venait là pour endiguer l'angoisse liée à sa pulsion meurtrière inconsciente insupportable pour son moi pétri de religion. Autrement dit pour éviter de se sentir coupable de ses propres pulsions, ressenties comme menaçantes, elle multipliait son rituel en accomplissant un véritable cérémonial pour essayer de conjurer ses angoisses.

 

Pour Freud, un tel système de protection rappelle certaines superstitions et rites religieux traditionnels par lequel le croyant tend également à se protéger des risques, ceux-là, extérieurs. Freud suggère ainsi que les rituels de la névrose obsessionnelle fonctionnent comme une religion privée, le névrosé étant le prêtre de ses propres rituels.

En protégeant le croyant de ses angoisses, la religion serait une névrose obsessionnelle collective dispensant chacun de se constituer une névrose personnelle !

Suivant Freud cela expliquerait l’universalité de la religion, sorte de névrose obsessionnelle partagée. Le père Freud s'y connaissait, vu qu'il avait fait de sa névrose une religion, passons.

 

On peut, donc, utilement s'interroger pour savoir, si des fois comme ça, nous ne serions pas pris dans une névrose collective ou dans une pratique religieuse superstitieuse qui viserait à nous sécuriser magiquement de menaces internes ou externes ?

 

Rassurons-nous, il y a au moins une différence fondamentale entre la compulsion névrotique que j'évoquais et l'accomplissement de notre rituel. C'est que la contrainte est le contraire de l'obligation. Le névrosé subit une tyrannie aux mobiles inconscients alors que les maçons viennent en tenue par libre choix. Ici nulle contrainte, mais l'obligation de présence consentie, c'est-à-dire un engagement conscient.


Quant aux différences avec une cérémonie religieuse elles sont évidentes: absence de dogme, absence de gourou ou d'officiant représentant le divin, absence d'une transcendance ou de vérités prémâchées, devraient placer la Maçonnerie du côté de la recherche de la liberté de penser plutôt que de la certitude d'une croyance.

 

Le rituel est un passage vers un temps mythique

 

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Pour finir, je voudrais insister sur l'un des traits communs à tous les rituels, celui de la répétition. 

À l'évidence la répétition aide à la mémorisation d'un rituel. La répétition s’inscrit dans le processus d'apprentissage, elle permet de s’approprier un savoir et de le transmettre aux autres de façon vivante. Car nous maçon savons, que contrairement à ce que la société digitalisée laisse croire, nous savons bien qu'acquérir un savoir demande du temps.

 

Il fut un temps où la transmission de la tradition dans les religions primitives, les sociétés initiatiques ou le chamanisme se faisait oralement. La nécessité d'une transmission sans déperdition ni erreur était essentielle à la survie d'une tradition et obligeait à un effort de mémorisation considérable. Il suffit de penser à la complexité de la pharmacopée des médecines traditionnelles et aux immenses savoirs qu'elle requière pour se rendre compte de l'étendue du problème en l'absence d'écriture. Cette mémorisation des savoirs a même donné lieu à une technique dite de « l'art de la mémoire » inventé en Grèce antique et dont notre Giordano Bruno, à la fin de la renaissance, fut un adepte avéré.

 

Mais au-delà de la répétition pour mémoriser son contenu, la répétition de notre rituel à un aspect initiatique bien plus profond.

Pour approcher cette notion, je ferai un détour pour conclure par les arts martiaux ou les arts dits de « longue vie » qui nous viennent de l'Orient géographique.

 

L'enseignement de ces disciplines, du Qi Qong au Karaté en passant par Tai Chi Shuan, s'appuie sur une répétition inlassable des mouvements. Cette pédagogie de la répétition ne s'arrête pas une fois le mouvement mentalement intégré, ni même quand le corps a acquis la technique juste. Ce serait même plutôt là que commence le véritable travail celui qui ne s'effectue que dans la durée et la persévérance dont la répétition est la matrice.

 

En effet, la répétition avec le temps use la volonté d'avoir quelque chose à atteindre. La force de la répétition est de libérer de l’idée même de réalisation d'un objectif.. Débarrassée de cette volonté de saisir, chaque répétition peut alors devenir quelque chose de nouveau.

Dans ces pratiques exotiques au parfum de Zen, c'est ce qu'on appelle : « l'éternel esprit de débutant *». C'est un Esprit délié des pensées égocentriques qui limitent la conscience et la liberté, un esprit vide, ouvert, libre.

Un esprit qui nous permet de faire émerger à la conscience des sensations inconnues, par exemple la sensation de l'énergie vitale aussi concrète que la pesanteur ou le souffle qui nous anime.

 

Cet «esprit de débutant» n'est pas sans rappeler notre propre «esprit d'apprenti».  C'est l'attitude d'humilité, d'enthousiasme, d'attention et d'absence de préconceptions que le maçon devrait cultiver tout au long de sa progression et qui nous fait vivre le rituel avec un esprit neuf. Non pas regarder le rituel de l'extérieur pour y ajouter du savoir.

Non. Il s’agit au contraire d’agir et de vivre la répétition comme une nouveauté c'est-à-dire le contraire d'une habitude.

 

Je me suis souvent demandé pourquoi nos tenues si encadrées, si bordées d'obligations multiples, si ritualisées dans tous ses aspects, me donnaient un tel sentiment de liberté de conscience et de parole. Peut-être est-ce par ce que la répétition de notre rituel comme telle devient une tâche de ma liberté** .

 

Le rituel est un passage vers le temps mythique de l'Etre libre.

 

*Shoshin en japonais

**Kirkegarde

 

 

 

 

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