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Question A à l'étude des loges :

 

Le voyage (du point d'assemblage)

 

Toutes les traditions initiatiques, religieuses, philosophiques, ou maçonniques que nous connaissons font référence au thème du voyage  et il y a sans doute de puissants motifs pour une telle insistance.

Il serait facile et pourtant insuffisant de poser le voyage comme une métaphore de la vie même et en déduire que toute démarche humaine est un voyage. C'est une vérité, mais une vérité qui ne va pas très loin.

Il serait également insuffisant de remarquer que toutes ses formes, l'exil, l'errance, la fuite, le tourisme, l'exploration, l'émigration, le voyage est une des constantes de la condition humaine et que chacun est concerné à un moment ou l'autre de son existence.

Pour les initiés le voyage revêt une importance particulière par ce qu'il s'y déroule l'une des deux opérations élémentaires pour la transformation de la Pierre. 
Autrement dit, le voyage est l'un des moyens pour se transformer soi-même . Le crucial du voyage initiatique c'est qu'on en revient, comme Ulysse, différent. Le déplacement opère une transformation.

Je vais essayer de m'expliquer sur ce que veut dire « opérer une  transformation de soi même » pour un initié.

Dans la réalité la plus immédiate et la plus quotidienne, nous avons tous l'expérience de changements d'humeur, ténue ou pas. 
Il arrive que notre humeur soit sombre, qu'alors  notre corps devienne lourd, le temps pesant, les idées embrouillées. La vie paraît alors comme soumise à un pouvoir inexpliqué. Et puis d'un coup, parfois sans raisons apparentes, les choses sont plus légères, un optimisme nous reprend, notre corps se remplit d'énergie, les projets affluent. 
Cette modification sensible de notre être au monde peut surgir d'un sourire, d'une bonne nouvelle, d'un plaisir inattendu bref quelque chose change sans que j'en soi maître. Chez les psy on appellerait ça la cyclothymie, la variation de l'humeur. 

Dans mon métier de technicien de la santé mentale (je prend mes exemples où je peux, heureusement pour vous, je ne suis ni proctologue ni gynécologue, passons, désolé), dans mon métier de thérapeute, je constate ces changements de façon régulière, chez mes interlocuteurs.
Certains arrivent au bord du suicide et repartent en râlant sur l’horaire des séances, je plaisante à moitié.

Les psys appellent ça l'effet thérapeutique de la parole. Quelqu'un parle de sa souffrance et le simple fait d'en parler a le plus souvent l'effet d'une prise de distance soulageante.
On comprendra que si, généralement, « parler fait du bien » cet effet peut être non seulement restreint, mais s'éteindre sans rien laisser du soulagement, le retour au même est une constante. 
Il y a bien sur des cas où les choses prennent une tout autre dimension et j'en témoigne nous assistons parfois à de véritables naissances et c'est miraculeux comme une naissance.

De ces expériences nous pouvons déjà  tirer quelques enseignements, 
    Le premier c'est que notre humeur peut variée, qu'il est même très sain qu'elle varie, en tous les cas bien plus sain qu'une humeur mortellement fixée. Ici le degré de variabilité importe peu, l'essentiel est notre capacité de changer.
    Le deuxième enseignement magistral c'est qu'il ne s'agit pas seulement de la variabilité de notre humeur, mais ce là implique aussi notre perception du monde, notre représentation de nous même, les sensations de notre corps, nos idées, de nos relations aux autres,  de notre conscience que l'oeil ici symbolise.
C'est la réalité même du monde qui se modifie. 

En terme de voyage, on appellerait ça les effets du dépaysement. Le voyage est la mise en évidence de notre capacité de modifier notre interprétation du monde, de nous défaire de construction mentale illusoire ou narcissique, que notre milieu profane renforce sans cesse. Autrement dit plus ordinairement le voyage change notre point de vue sur le monde et ce mouvement nous change. 

Ici il me faut expliquer un concept initiatique que je trouve très opérationnel pour la compréhension et la transformation possible « de ce que nous sommes ». 

Ce concept discrètement exotique a une origine chamanique et je n'ai jamais trouvé plus explicite.
Il s'agit de la notion de « point d'assemblage », ce terme est emprunté à la charpente, c'est le lieu où s'assemblent les poutres où se combinent des forces où s 'équilibrent les tensions. Pour un initié, la position du point d'assemblage détermine ce que nous sommes et notre rapport à la réalité. Nous sommes des forces qui s'unissent en un point,  C'est ce que les maçons appellent sans doute la pierre dont il font la clef de voute du temple, le point où s'assemble ce qui est épars.

Pour les chamans nous sommes donc un point d'assemblage d'un faisceau de forces et non un soi transcendant à rechercher.

Évidemment toute notre éducation, les normes sociales, les interdits fixent notre point d'assemblage dans une position  sur laquelle malgré tous nos efforts nous revenons presque toujours. Difficile de changer nos préjugés, insurmontable de se détacher émotionnellement, insupportable de se libérer de nos entraves.

Les chamans considèrent que, je cite « c'est la position du point d'assemblage qui fait de l' homme moderne un égoïste meurtrier, un être totalement centré sur lui-même. Ayant perdu à jamais l'espoir de revenir à la source de toute chose, l'homme ordinaire cherche une consolation dans son égoïsme"*.

Ce qui différencie l'initié de l'humain ordinaire c'est que l'initié a appris à déplacer intentionnellement la position de son point d'assemblage  et c'est son intention qui ordonne le déplacement. 
Son tour de force, c'est sa capacité de changer le point où son monde s'assemble, de modifier en quelque sorte volontairement sa conscience de la réalité. Le second tour de force combien difficile sera de maintenir le point d'assemblage dans sa nouvelle position, de fixer le nouvel ordonnancement du monde.

On comprend mieux l'injonction des Vieux Maîtres alchimistes  « solve et coagula », dissout puis fixe. Mais dissoudre le fixe demande l'aide d'un dissolvant dont le V.I.T.R.I.O.L. est le symbole traditionnel et l'eau le symbole élémentaire. 

Le voyage comme le rêve, les drogues, mais aussi pourquoi pas le travail en loge et son égrégore sont des dissolvants qui permettent, un déplacement du point d'assemblage, Déplacement hors de nos routines quotidiennes, hors de la « Matrice ». 

On peut comprendre aussi que certains deviennent fous en  perdant leurs repères essentiels pendant leur voyage. Il y a même une psychopathologie sur le sujet. Jérusalem, Florence, mais aussi l'Inde, sont des lieux réputés très propices à une décompensation psychique.  

On peut aussi vouloir qu'il ne se passe rien durant un voyage, faire du touriste prépayé avec itinéraire balisé, soleil garanti, repos assuré et attendre comme une huître la prochaine marée noire. 

La capacité de déplacer intentionnellement notre point d'assemblage n'est pas une grâce. C'est un travail long et difficile donc rare et les maçons en savent quelque chose en taillant leurs pierres et en abandonnant leurs métaux.
 
Le voyage lointain, ou si l'on veut la transformation radicale de notre expérience de la réalité, n'est pas une situation de sécurité, le terrain est hostile, le danger potentiel et même les lois naturelles changent.

Il y a un cas d'école simple pour expliquer sur le plan uniquement psychique ce travail de déplacement du point d'assemblage. 

C'est l'exemple simplifié de la mère qui abandonne son enfant. Nous pouvons penser, comme elle-même le pense, que cette mère est une mauvaise mère que son acte est moralement réprouvable au nom de toute l'éducation, au nom de valeurs supérieures. 
Mais il se peut que dans la situation en question c'était la meilleure chose à faire pour donner un avenir à l'enfant. L'acte d'abandon devient alors don et cette mère devient absolument héroïque. Elle préfère comme dans le jugement de Salomon renoncer à l'enfant et le savoir-vivre. L'épreuve pour chacun est évidemment terrible, mais révèle ce que peut être un amour maternel inconditionnel. Nous voyons le résultat  renversement des valeurs, l'inversion des sentiments. L'effet de tels mouvements est quelquefois spectaculaire.

Peu importe à la limite la véracité de l'histoire qu'on se raconte, il s'agit de déplacer le point d'assemblage vers une position qui augmente notre puissance d'être et notre conscience. Une position reconnectée plus sainement au désir.

Il arrive donc que notre point de vue sur une situation change considérablement à partir de son analyse et je vous rappelle qu'analyse signifie délier c'est-à-dire dissoudre. 

Mais on s'en doute, la confrontation avec certains aspects de nous même n'est pas vraiment une partie de plaisir et le changement de point de vue dont la métaphore est le voyage réclame une véritable bataille. 
L'éveil est un sport de combat dont les épées ici témoignent. 
Si la dissolution du fixe est une opération dangereuse dans la voie sèche, l'impeccabilité y est un prérequis.

Ici, Ulysse, que son voyage aquatique initia, nous montre la voie de  ce qu'il convient de déployer pour pouvoir voyager vraiment, c'est-à-dire déplacer son point d'assemblage dans l'inconnu : patience, ruse, implacabilité et gentillesse 
Ulysse est un voyageur combattant et son combat l'initie en lui faisant perdre toute rigidité de personnalité, mais le dotant d'une intention inflexible. 

Bref voyager en terre inconnue demande un tempérament guerrier. Comme disent nos amis chamans.
" La différence entre un guerrier et une personne ordinaire, c’est que le guerrier voit tout comme un défi, une opportunité de grandir, alors que la personne ordinaire voit tout ce qui lui arrive comme une chance ou une malédiction. Le guerrier ne croit ni à la chance ni à la malédiction. Il prend complètement en charge ce qui lui arrive. "

Lorsque Ulysse revient sur sa terre natale il apparait aux yeux de ceux qui le connaissent comme un vieillard misérable, mais lorsqu'il se dévoile, il n’a jamais été aussi jeune et puissant.
Dans son périple il a du affronter les dieux c'est-à-dire les forces premières de la vie et les chevaucher comme on chevauche un tigre.

C'est ce qui lui fait compter sa vie en heures et non en années et cueillir les fruits d'un chemin qui a du cœur.

 

*Castaneda
 

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